Du Coeur des Hommes à l'intimité des Dieux

Photo

" Si mon coeur est étroit, à quoi me sert-il que le monde soit si vaste ? " (Proverbe arménien).

Bonjour,

Tout débuta le 25 décembre dernier. Nous pensions fêter "Noël" à Maurice. En réalité, nous n'avons jamais été, aussi loin "du petit Jésus". Pourtant quelques jours auparavant, nous dénichions une haie de flamboyants en fleur qui nous rappelait par assimilation de couleurs les sapins de notre enfance. Les festons de fleurs rouges dégoulinaient des arbres, des guirlandes dorées des cassiers enneigeaient le bitume de leurs pétales, tandis que nous cuisions au soleil autant qu'au bord d'un feu de cheminée. Noël sonnait bel et bien à nos coeurs! Nos pas nous conduisirent vers le temple tout proche. Des jeunes gens nettoyaient à grandes eaux les statues, le sol, les murs, le plafond... Lorsque vous voyez des hindous faire le "grand ménage de printemps", c'est qu'il se prépare une cérémonie importante. Renseignements pris, le manège enchanté de la Lune et de constellations mystérieuses faisait correspondre le 25 décembre à la fête de la divine Kalî.

Nous arrivons tôt au temple de Bambou (ouest Maurice), peu de monde autour de la statue de Kalî. Aucune ressemblance avec la Vierge Marie en extase devant son enfant. Kalî est impressionnante, voire repoussante : bleue, tricéphale, ornée d'une couronne de cinq cobras, elle tire trois langues rouge vif qui lui cachent les mentons, dix bras brandissent neuf armes et une tête décapitée, sanguinolente. Elle est assise sur une fleur de lotus, seul élément apaisant de la représentation. J'aurais dû me méfier en voyant les fidèles se prosterner devant elle. Le temple se remplit. Les dévots apportent des offrandes : fleurs, encens, cocos, fruits, qu'ils déposent devant leur "chouchou" divin. Dom se trouve un petit coin, pour filmer. Nous recevons l'aval des autorités locales pour saisir l'ambiance qui nous submerge. Je tente de garder ma liberté de mouvement dans un flot continu de nouveaux venus. Les tenues chatoyantes de jaune et de rouge m'émerveillent. L'ambiance s'épaissit. Mon objectif traque les regards, les couleurs. Je me sens envahie d'une énergie étrange, et je poursuis "ma croisade" au coeur de ce peuple qui nous accueille chaleureusement (peu d'étrangers participent à ce rituel, nous sommes moins d'une dizaine dispersés dans la foule, l'événement n'est pas médiatisé, il n'est pas touristique). La foule m'engloutit, m'avale, je me retrouve prisonnière au bord d'un brasier qu'un "officiel" entretient en rajoutant, non des bûches, mais des troncs dans un puits d'où s'échappent une chaleur cuisante... Le voilà mon feu de cheminée! Rien ne manque !

Sauf que j'ignore à ce moment-là que Kalî est la personnification de "l'énergie primordiale du drame cosmique". Le drame ne tarde pas à se dérouler sous mes yeux. Les fidèles sont rassemblés autour du brasier, certains sont en transe et s'agitent de la tête aux pieds secouant des rameaux de feuilles (je doute que ce soit de l'olivier). Les officiels les rejoignent autour du bûcher. Les rondins de bois subsistant sont enlevés. Il ne reste qu'une "baignoire" de cendres brûlantes, la pierre chauffée à blanc. Je suis à quelques mètres de là, pieds nus, comme il se doit dans un temple, et je danse d'un pied sur l'autre, pour tenter de supporter le sol chauffé par le soleil et le brasier. Me voici en transe, moi aussi! Puis, les dignitaires disposent d'énormes poubelles en plastique. Curieux ? Des jeunes gens portent avec dévotion des sabres brûlants. Je me souviens qu'une amie m'avait parlé d'une pratique difficile à voir : la marche sur 52 sabres. "C'est peut-être notre jour de chance?"

La réponse est immédiate, les "prêtres" apportent 9 boucs, et juste à mes pieds la première pauvre bête est décapitée. Le sang gicle, le brasier me brûle les pieds ! Mon cerveau a cessé de fonctionner, seul mon appareil photo garde le contrôle de la situation. Une femme ayant l'immense honneur de représenter Kalî est ornée de 4 têtes de bouc, elle "ouvre le bal" et traverse pieds nus le brasier. Elle est suivie de centaines de dévots, qui non seulement, viennent délibérément se brûler les pieds, mais en prime se sont percés le corps, les joues, la langue d'immenses dagues. C'est inexplicable. Personne n'est blessé ou brûlé. Des scientifiques ont tenté l'expérience. Ils en sont sortis pelés par la chaleur. Les pratiquants sortent de là indemnes. Impressionnant !

Néanmoins, je suis anéantie par de telles visions. Je tente une sortie (Dom l'a déjà trouvée!) une jolie jeune femme toute percée de partout me recueille liquéfiée. Son frère m'explique qu'elle a fait un voeu, elle vient remercier la déesse qui l'a exaucée. Des parents portent leurs enfants tandis qu'ils traversent le brasier, ces derniers, lorsqu'ils ont l'âge requis, traversent à leur tour, comme papa les cendres pour réaliser leurs voeux, ou remercier.

Sur Maurice, les fêtes hindoues, musulmanes, chrétiennes, chinoises... se succèdent. À chaque fois, un jour férié public est décrété. Ainsi depuis le 25 décembre, nous avons connu, Teemeedee pour Kalî, le jour de l'an, Thaipoosam Cavadee, le Nouvel An chinois, Maha Shivaratree, Ugadi (le Nouvel An des Telugus), Pâques... La plupart des fêtes, surtout hindoues sont précédées de "carême". Ainsi, 10 jours avant les cérémonies, les croyants s’abstiennent de manger de la viande, de boire de l’alcool, et restent chastes. Vu le nombre de dieux hindous, ils semblent toujours "en carême".

Chaque fête témoigne d'une ferveur incomparable.

Thaipoosam Cavadee se célèbre en janvier ou février, selon le calendrier lunaire. Elle est suivie, tout comme la célébration de Kalî par le peuple tamoul. Les Tamouls ne sont pas un groupe religieux, mais linguistique, ils honorent des dieux hindous.

Comment vous expliquer ce que nous avons vécu ?

Si je laisse déborder l’émotion, ce sera un grand « B… »! Ha non ! Je ne vais pas utiliser ce mot, même si l’ordre, la mesure, et l’organisation ne sont pas les points forts des ethnies représentées sur l'île. Choisissons un qualificatif qui sera au plus proche du vécu : « Incroyable »? Là oui, c’est certain ! « Inimaginable »? Pour sûr, avant de l’avoir vu, je ne l’aurais pas écrit. « Hallucinants » qualifie parfaitement ces hérissons d’argent qui défilent pieds nus sur le bitume surchauffé par le soleil.

Des hameçons, des aiguilles, des dagues, symbolisent le « Vel » (arme de Muruga, Dieu hindou), ou le trident (arme de Shiva). Les dévots se transpercent la langue, les joues, le front, la poitrine, le dos, les bras… Paraît-il que la lumière pénètre par les piques directement dans le corps? Et l’âme???

Les pénitents affluent vers le Temple de Kaylasson, à Port-Louis. Les citadins arrosent le bitume pour leur "faciliter" la tâche. Nous suivons un long moment ce fidèle, « l’archétype de Jésus Christ » qui tire un charriot lourd, encouragé par une femme qui récite des Védas. Des hameçons sont plantés dans la chaire de ses reins, il tire la charge, les joues transpercées de dagues… Qu’a-t-il donc à se faire pardonner? Sa demande aux Dieux est-elle si cruciale qu’il faille souffrir de la sorte ? Des tambours l’accompagnent. Les yeux révulsés il se laisse asperger d’eau pour continuer. Comme tous, il a fait voeu de silence. Un jeune homme derrière lui a le dos transpercé d’hameçons auxquels sont accrochés des citrons. Une jeune femme la bouche percée d’un trident porte le Kumbam sur la tête (un récipient remplit de lait de chèvre). Que dire de ce couple? L’homme est hérissé de piques et ressemble à un paon qui fait la roue! En plus des "piercings", les pénitents portent sur les épaules des cavadees, sorte d'autels volumineux et portatifs, où le paon tient une place prépondérante, l'animal est le véhicule privilégié de Muruga.

À la porte du temple, nous sommes bloqués par une foule dense, ininterrompue qui cherche à rejoindre le Kovil. Dom et l’amie qui nous accompagne renoncent à entrer. Je suis petite et je me fais plus petite encore. Pour franchir la porte obstruée, je repère un "prêtre" qui fend la foule, j'utilise la méthode de "l'ambulance dans les bouchons". Je me faufile, sans moyen de respirer, au coeur de ces corps mutilés, en souffrance. Partout au contact, au plus proche ! Je baisse la tête, pour éviter de me prendre dans l’enchevêtrement de piques, de broches et de tridents.

Dans le "Saint du Saint", l'attente est longue pour parvenir à l'autel et obtenir la "bénédiction" des Dieux. Des familles m'accueillent et m'expliquent ce que je ne comprends pas. Je suis autorisée, et même encouragée à filmer et à photographier. Les touristes ne se perdent pas ici... Ils sont sur les plages des grands hôtels, et les fidèles aiment qu'on s'intéresse à eux. Soudain, devant moi, un enfant se jette à terre. Je m'écarte, un pénitent transportant une longue barre décorée de tissus flamboyants, le dos et le torse transpercés pose le pied sur son ventre et semble lui marcher dessus! Une manière de se faire bénir! Dans l’enceinte du temple, tous convergent sans relâche, anesthésiés vers le Kovil (autel). Plus tard, je cherche la sortie, en route, je rêve? Je vois Muruga enfourcher son paon tandis que les bras qui les transportent, tremblent, s’épuisent.

En février, avec les Chinois, nous reposons nos sens, sauf l'ouïe ! Car décidément dans toutes ces représentations, les timbales et sons cacophoniques sont prisés. Nos tympans sont au supplice tant les pétarades jaillissent dans toute la capitale. Les Chinois ne sont pas nombreux en comparaison au nombre d'hindous. Pourtant, la fête du printemps a été saluée par l'ambassadeur de Chine, lui-même, et ... une pluie diluvienne. Mais les dragons ont gardé leur bonne humeur pour la plus grande joie des enfants.

En mars, c'est le retour des fêtes hindoues, et la longue procession de plus de 600 000 pèlerins pour Maha Shivaratree (" la nuit du seigneur Shiva"). Cette fois, plus de "piercing", mais des "Kanwar". Pendant des mois, les fidèles préparent en famille ou entre amis des structures de bois décorées à la façon de temples portatifs. Plus la ferveur est grande et démonstrative, plus le kanwar est lourd et imposant. Certains Kanwar pèsent plus de 100 kg. Des Mauriciens me susurrent que le record fut atteint avec 500kg d'iconolâtries sur le dos! Quelques jours avant la nuit dédiée à Shiva, les familles endossent ces lourdes charges et convergent à pied vers la grande statue de Shiva et le lac sacré de Grand Bassin. Dans la croyance hindoue mauricienne, Grand Bassin est mystérieusement relié au Gange. Les pèlerins y puisent l'eau qui servira à "doucher" Shiva pendant la nuit qui lui est dédiée. La plus grande statue de Shiva de l'île se trouve à Grand Bassin, c'est la réplique de celle du lac de Sursagar à Vadodara dans le Goudjarat en Inde. Elle toise de ses 33 mètres de haut, les pénitents qui se relayent à ses pieds. Il faut imaginer Maurice à cette période. Des quatre coins de l'île, les fidèles harnachés de leur kanwar arpentent les routes. Plus rien d'autre n'existe que cette procession infinie. Il ne nous reste qu'à nous joindre à eux. Dans une chaleur écrasante, les familles nous invitent à les suivre. Pendant leurs multiples pauses, ils nous offrent des fruits, de l'eau, et retirent même à Ghanesh une pomme pour me l'offrir. Je suis estomaquée de tant d'efforts déployés, et tout ça avec le sourire, et d'énormes "bonjours"... Je n'ai jamais tant dit "bonjour" que pendant ces 4 heures d'accompagnement... et dire qu'ils marchent pendant 4 jours !

Et puis, Maurice offre cette expérience unique de fêter Pâques, un lundi comme il se doit, et quelques jours après de célébrer le troisième "Nouvel An" en trois mois. Il se nomme Ugadi et il est le commencement de l'année Telugu !

Dans les mois à venir, les célébrations se suivront au même rythme, outre les fêtes d'Ascension et de Pentecôte, les musulmans respecteront le ramadan et ils le termineront par le traditionnel Aid El Fitr. Le printemps austral (fin d'année) verra fleurir les célébrations pour Ghanesh, Durga, la fête de la lumière avec Divali, d'autres Teemeedee (marches sur le feu) ou des marches sur les sabres... et ainsi se passe une année mauricienne de fêtes religieuses en calendrier sacré.

Au mois d'avril, nous rompons le rythme des cultes et nous nous envolons pour Rodrigues. Le dépaysement est total!
Le temps s'arrête...
Nous nous ressourçons!

Finies les grandes effusions et démonstrations cultuelles. Si Maurice est cosmopolite, trépidant et accueille plus d'un million de touristes par an, Rodrigues est discrète, sereine et n'accueille que quelques dizaines de milliers de visiteurs par an. L'île est néanmoins métissée et respecte le culte catholique à 97% de sa population, laissant 3% aux hindous, musulmans, protestants et Chinois. Depuis plusieurs décennies, les habitants clament leur droit à la différence et tentent de se débarrasser de l'emprise de sa grande soeur mauricienne. L’apparente sérénité de Rodrigues cache un caractère trempé, volontaire, presque mutin qui ne s’en laisse pas compter facilement!

Depuis le 21 novembre 2001, Rodrigues a obtenu de l’Assemblée mauricienne le statut d’île autonome. Ce fut un combat incessant depuis 1967, année durant laquelle l’île Maurice choisit à 54% d’être indépendante face à la couronne britannique, tandis que les Rodriguais eux, désiraient rester sous le joug du Royaume uni à 90%. Ce véto mauricien n’a pas vraiment été accepté par les Rodriguais. À tel point, qu'ils s’obstineront pendant deux ans à garder l’Union Jack, refusant de laisser flotter le drapeau mauricien sur leur île. L’île mène, encore aujourd’hui, un combat permanent pour faire valoir son droit à la différence. L’autonomie a été votée sur un plan gouvernemental, mais Rodrigues a également obtenu de se détacher du diocèse de Port Louis, pour s’élever au Vicariat apostolique, statut qui permet à l’Évêque de Rodrigues d’être sous l’autorité directe du Pape.

L'île tient vraiment à se démarquer sur tous les plans, y compris sur sa manière de gérer le tourisme. Rodrigues couve en son sein de véritables trésors : l'authenticité, un mode de vie préservé, des traditions, un lagon deux fois plus grand que l'île, des îlots qui abritent des oiseaux pélagiques à foison. La population désire attirer des visiteurs étrangers vers ses atouts majeurs, mais… pas à n’importe quel prix! Pas au risque de perdre son essence. Les habitants ne sont pas « gourmands » et ça se ressent au quotidien. Nous ne sommes pas la cible d’intérêts particuliers, nous ne nous sentons pas comme « des porte-feuilles sur pattes », sollicités à chaque coin de rue, pour acheter un souvenir « made in China ». Si quelqu’un a envie de nous adresser la parole, à l’arrêt du bus, au cours de balades, ou dans la ville, il le fait, sans aucune arrière-pensée intéressée. Il laisse le visiteur libre de s’intégrer ou de s’isoler, à sa guise. La population cultive un bien devenu rare : « la liberté du voyageur »…

Ce qui rend notamment Rodrigues unique, c’est sa résistance à introduire tout ingrédient susceptible de pourrir son bien-être ou son écosystème. Ainsi, le ski nautique ou toute autre activité motorisée sont interdits sur son lagon.

Où dans le monde peut-on encore admirer une telle surface d’eau sans y entendre un moteur de bateau pétarader?

Quel plaisir de randonner sur son rivage avec pour seule musique dans les oreilles la symphonie du vent dans les filaos et de l’océan qui claque sur la barrière de corail! Quel bonheur de savoir qu’on pourra passer la journée sans voir surgir un ski nautique ou un bateau fou déchargeant ses cylindrées dans l’eau translucide! Voilà ce qui attire les visiteurs à Rodrigues : l’assurance de la tranquillité, la certitude de l'authenticité !

Il reste quelques places rares sur notre Belle Planète qui sont à la fois accessibles et protégées. Rodrigues en fait partie, espérons que les habitants en sauvegardent l'ambiance intimiste encore longtemps. C'est une vraie merveille, dans ce monde un peu fou... Rodrigues rassure les âmes qui s'y ressourcent!

À plus, sur les chemins du Monde
Nat et Dom


La photo du jour

Cavadee : Les mortifications - Piercing d'un jour

Photos du mois