Aujourd'hui, 8 Mars 2006 - Mail 46
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Zone de navigation : Martinique

« Annou alé, Vaval !*»

Nous dédions ce mail à Martine dont le rêve est brisé et à Daniel perdu en mer. Par eux, pour eux, nous continuons le voyage dans l'univers de cette planète qui a tant à offrir et qu'ils voulaient découvrir. Notre amitié vous accompagne.

Nous remontons rapidement des Grenadines vers la Martinique, où l'Etoile de Lune est ficelée entre 4 amarres, le temps d'un retour éclair en Métropole. Puis, au retour de France notre Etoile qui nous a attendu sagement a besoin de soins. Génois, foc, moteur, lessivage des coffres, et vérifications diverses attendent l'équipage. Une longue escale technique pendant laquelle nous aurons de bien tristes nouvelles. Le cœur n'y est pas, mais les jours de Vaval en Martinique approchent et l'Etoile de Lune peut enfin regagner l'eau libre et participer à ce rendez-vous annuel.

* En route pour le Carnaval !


Bonjour à tous,

Nous quittons les Grenadines par grand vent. L'alizé ne connaît pas de répits en ce début d'année, et le ventilateur bloqué en position maximale prodigue des vents d'Est à Nord Est établis à 25/30 nœuds (rafales 40 nœuds) Nous sommes inquiets à la sortie de Bequia et pour cause, un véritable chaudron de sorcière nous attend. Le canal entre Saint Vincent et sa dépendance génère des courants inverses à notre marche et nous avons le vent dans le nez. Comme le dise nos amis du Sud, nous nous faisons « guingasser » ! Notre génois n'est pas en très grande forme et nous tentons de le soulager au mieux. Il finit par rendre l'âme quelques 50 milles plus-haut à l'approche de la Martinique. Il finit une vie bien remplie. En 10 ans il aura effectué un tour du monde, une grande balade en Méditerranée et une traversée de l'Atlantique. Il est grand temps de lui offrir sa retraite. Son successeur nous attend à la voilerie Incidence du Marin. Nous décidons également de faire tailler un foc pour notre Etoile. Depuis que nous sommes arrivés dans les Antilles nous ne naviguons presque jamais au portant. Chaque fois que nous remontons l'Arc antillais, nous trouvons des vents de Nord-Est et lorsque nous le redescendons nous trouvons des vents de Sud-Est : Hasard ? Manque de chance ? Non, en début de période d'alizé les vents soufflent traditionnellement de Nord-Est. C'est la période où tout le monde remonte du Venezuela vers les Antilles. Ensuite, à l'approche de la saison cyclonique, les vents s'orientent peu à peu au Sud-Est. Or, c'est la période où les bateaux redescendent vers le Venezuela pour s'abriter des cyclones à venir.

En tout cas ces allures de près, où le génois enroulé ne donne pas le meilleur rendement, nous poussent à faire ce nouvel investissement. Nous avions à bord, une trinquette, mais elle n'est pas assez énergique pour traîner nos 15 tonnes, même dans une brise de 25 nœuds. Donc, une voile intermédiaire s'impose, c'est le foc. Le chantier Incidence a bonne réputation et travaille bien. Mais il est victime des délais de livraison, et du rythme naturel ambiant. A l'approche du carnaval, la cadence de travail est inversement proportionnelle à la marche du temps vers Vaval. Chaque week-end instaure son tour de chauffe. Les horaires s'aménagent en fonction des festivités. La semaine avant Vaval ne comptez plus sur personne, tous les esprits sont préoccupés par la même chose : costumes, danses, musiques, fête. Nous voyons le temps avancer et le foc n'est toujours pas à bord. Nous nous languissons de reprendre la mer et d'aller vers le point de rendez-vous obligé de Fort-de-France qui fête son centenaire du carnaval.

Nous patientons en nettoyant à fond le bateau. Nous trouvons dans le coffre avant des traces de corrosion. Trois petits trous nous font le plus mauvais effet, heureusement que Garcia double ses couches d'aluminium là où c'est nécessaire ! La cause de ces trous : l'anse d'un seau a rouillé, il perdait des minuscules couches de ferraille, tandis que les bouts et les ancres rangés au même endroit apportaient leur lot d'eau salée. L'eau salée plus la rouille ont eu raison de la première couche d'aluminium. Nous nettoyons soigneusement tous les coffres extérieurs à la recherche d'autres faiblesses sur notre coque. Nous la bichonnons et rinçons tout à l'eau douce. Grâce à l'aide de Paul, le Capitaine de Mangaia, nous concevons un double plancher de protection. Une zone tampon en bois qui protègera cette zone sensible. Si le jour nous travaillons à bord de l'Etoile de Lune, les soirs de week-end, nous participons aux tours de chauffe que la Martinique organise avant son carnaval. De nombreuses manifestations gratuites, destinées à promouvoir le patrimoine de l'île ont lieu dans les villes. Les ballets en costume traditionnels sont ceux que je préfère, nous nous régalons en y assistant. Et je suis admirative devant la cohésion du peuple martiniquais, petits et grands parlent créole, assistent au spectacle, et sont fiers de leur patrimoine. Ils le défendent avec conviction. En assistant à ces spectacles, nous apprenons à reconnaître mazurkas, biguines, polkas, valses créoles qui emportent l'âme vers l'union des peuples.

Mais, dans ces temps de liesse et d'attente, une bien triste nouvelle nous parvient. Un bateau ami vient de subir un grave accident. Martine et Daniel ont été percuté à Saint Barth par un Hors-bord alors qu'ils étaient dans leur annexe. Daniel a disparu par la violence du coup, Martine a subi de graves blessures. Toute la flotte du cru 2004 se sent concernée par cet accident idiot qui nous prive de nos amis. Nous nous sentons démunis et en colère face à l'injustice des faits, l'inconscience des responsables qui naviguent trop vite, sans soucis de la sécurité d'autrui. Une chaîne de solidarité (la loi de la mer) se met en place pour Martine qui nous conjure de continuer le voyage, désormais elle voyagera au travers de nos lettres et de nos témoignages d'amitié. Nous sommes pétrifiés par la tristesse.

En Martinique, la vie continue, même si nous ne savons plus ce que nous avons envie de vivre. Fin février le foc monte enfin à bord. Nous reprenons notre route vers Fort-de-France. La liesse populaire est contagieuse et c'est la curiosité qui nous pousse à assister au carnaval. Fort-de-France fête son centenaire. En effet, après la catastrophe de 1902, Saint-Pierre qui organisait le plus beau carnaval des Antilles est rayée de la carte. En 1906, Fort-de-France reprend le flambeau et honore Vaval à son tour. Cette année, Fort-de-France est fière de mettre au jour les cent ans d'existence de son carnaval. Cette fête a, aux Antilles, un sens qui ne dément pas notre état d'esprit. Sa philosophie à la fois joyeuse et sarcastique englobe tout ce que la vie nous réserve : bonheurs et tristesses, déceptions et félicité, injustices et espoirs, luxuriance et fatalité, vie et mort. Le carnaval est un pied de nez au quotidien qui nous réserve le pire et le meilleur. C'est le Théâtre absolu, où le clown triste rencontre le monstre joyeux. Le carnaval mime la vie et la travestit pour mieux l'exprimer. C'est un cirque sans scène ni gradins. Tout se confond, spectateurs et acteurs échangent leurs rôles à tout moment. C'est une fête populaire où improvisation et imagination se jouent du conformisme. Toutes les lois humaines sont abolies, pour ne plus respecter que les lois du carnaval. Celles-ci régissent la bonne marche des festivités et chacun les respecte.

Nous posons le bateau à l'anse Mitan au Sud de l'immense baie de Fort de France. Nous regagnons Fort-de-France en navette chaque jour et dès le dimanche 26 février afin d'assister au dimanche gras. Le samedi, une première fête a été donnée en l'honneur des Reines du Carnaval. C'est un échauffement pour les carnavaliers. Les Reines, Mini-reines, et Reines mères sont présentées au public. Elles révèlent leurs dauphines et leurs travestis. Le lendemain, Bwa-Bwa est exhibé à la foule. Bwa-Bwa est le secret le mieux gardé de la Martinique ! Pendant plusieurs semaines, l'équipe dirigeante du carnaval de Fort-de-France réfléchit à la symbolique du Roi du Carnaval. Qui va-t-on brocarder cette année ? Les rumeurs vont bon train et naissent dès l'épiphanie. Mais rien ne percera jusqu'au dimanche gras. Bwa-Bwa est le symbole fort du carnaval. Aux Antilles la satire et l'humour descendent dans la rue pendant tout le temps du carnaval qui dure du samedi au mercredi des cendres. Tous les événements politiques, sociaux, judiciaires qui ont choqué ou interpellé le peuple durant l'année précédente seront déversés dans la rue à coup de rythmes endiablés et de panneaux dénonciateurs. Le chef de file de cet assaut populaire est le Bwa-Bwa. Cette année pour le centenaire, Bwa-Bwa dénonce la loi de la honte, sous le couvert d'une « kannavalizasyon pozitif » Un monstre de plusieurs mètres de haut représente l'autorité à double visage. L'un évoque le maître colonial casqué, sévère portant un fouet. L'autre arbore une expression suffisante, il fume le cigare et porte les tables de la loi de la kannavalizasyon pozitif. Son altesse burlesque oscille entre le député et le colon… Grotesque et épilogueur, il se situe dans la digne lignée des Bwa-Bwa de la tradition carnavalesque.

Maître Vaval entraîne à sa suite les Reines, et les vidés. Les vidés sont les orchestres à pied qui chauffent les rues de la ville pendant cinq jours. Les percussions sont reines du rythme. Les groupes de musiciens sont précédés et suivis de danseurs déguisés. Les vidés subissent la concurrence des chars à sonos. Ce sont des murs d'enceintes qui déversent une avalanche de décibels assourdissants. Il existe une petite compétition entre ces deux moyens d'expressions. D'un côté les vidés et la tradition, de l'autre les camions à musique et la modernisation. Les vidés tentent souvent de rivaliser et on les entend frapper de plus belle leur tambour à l'approche des sonos modernes. Une joyeuse concurrence qui ravit tout le monde. C'est un flot incessant de musique et de couleurs. La ville est un festival du sons en tout genre, parfois assaisonnés des pétarades tonitruantes des bwadjak, vieilles guimbardes surchargées de travestis peintes aux couleurs de leurs revendications burlesques. Les tenues chamarrées se succèdent, l'imagination va bon train. Dans cette débauche chromatique impossible de résister à la tentation de se mêler au carnaval. Nous participons au carnaval en compagnie de l'équipage de Mangaia. Brigitte et moi nous nous prenons au jeu et nous nous conformons au code des couleurs dictées chaque jour au carnaval. Dimanche multicolore, nous revêtons à l'unisson la tenue traditionnelle créole, ce qui plaît beaucoup aux Martiniquaises qui ne se privent pas de nous le dire. Lundi, jour des mariages burlesques, tout est permis, je me fais bohémienne, Brigitte resplendit dans une tenue créole moderne et chatoyante. Mardi, jour des diables rouges, nous nous conformons à la couleur. Mercredi des cendres, nous partons à la suite de Vaval en noir et blanc afin d'assister à ses funérailles.

Chaque jour de carnaval mérite d'être vécu. Tous les personnages du carnaval traditionnel antillais sont là : manawa, nèg gwo siwo, malpwòp, mariés burlesques, diables rouges, magrit an renyon, touloulou, échasse… Tous sont au rendez-vous et sous le couvert de leur masque, ils bocardent le quotidien et ils nous rappellent les vraies valeurs de la vie. Certains messages nous choquent par leur crudité, certains nous interpellent par leur pertinence. Chaque jour, nous retrouvons toute la population martiniquaise dans une ambiance bon-enfant. Elle dévore ces jours de liesse pure et simple dans une union sincère. Car toute la population suit scrupuleusement le code des couleurs et la tradition carnavalesque. Tous sont là, et nous voyons dans la rue les plus petits sortis du berceau côte à côte avec la doyenne qui frôle le centenaire elle aussi. Le carnaval de la Martinique n'a pas l'ambition artistique et figurative des carnavals de Trinidad ou de la Guadeloupe. Il porte en son sein des valeurs profondes et respecte la loi de la générosité et du partage si agréable à vivre. Le virus nous prend, et nous nous sentons couleur locale : Woulé tanbou, annou alé bel kannaval Matinik … Ansanm, ansanm an la ri-a !!! Avancé, Sauté, Dansé, Zouké, (mi taw, mi ta mwen) … Fout i ka fè cho ! (Roulés tambours, nous allons au beau carnaval de la Martinique. Tous ensembles dans la rue !!! sauter, danser, zouker (expression qui suggère de manière imagée le déhanchement de ces dames…) Qu'est-ce qu'il fait chaud !)

Même le Cap se prend au jeu et repère sa chanson favorite : l'hélicoptère… De là à l'imaginer torse-nu entrain de faire virevolter son tee-shirt… Ne rêvez pas mes dames… chasse-gardée !

Nous faisons si couleur locale, qu'au dernier jour, Brigitte et moi sommes invitées sur le char des Reines. Les Reines sont, le mercredi des cendres, travesties en guiablesses (diablesses). Habillées en tenues traditionnelles créoles noires et blanches, elles portent à la main une branche de feuilles de corossol afin d'écarter le malin. Toute la journée, elles suivront le Bwa-Bwa dans les rues de la ville. La musique monte d'un cran supplémentaire. Les musiciens frappent si fort leurs instruments qu'ils vont se décrocher les bras ! Toute la population est descendue dans la rue et veut empêcher l'inéluctable. Mais avec le déclin du jour, Bwa-Bwa est amené sur le front de mer. Les maîtres de cérémonie font l'éloge de Bwa-Bwa et les Reines-diablesses pleurent et crient. Les épouses, nombreuses, du Roi burlesque se précipitent pour le sauver. Quel coureur ce Vaval ! Son carnet mondain se dévoile et c'est l'apothéose du Kannaval. Des sons aigus s'échappent de la population. Des hurlements, des sanglots à l'unisson portent la passion à son comble. Mais il est déjà trop tard, Bwa-Bwa brûle… La population pleure et scande les mêmes phrases :

« Malgré lavi-a bèl ; Vaval ka kité nou. »

(Malgré que la vie soit belle, Vaval nous a quittés)

Amitiés marines

L'Etoile de Lune

Découvrez nos plus belles photos du centenaire du carnaval de Fort-de-France. Un article complet sur le carnaval est en cours d'écriture retrouvez-le sur le site courant mars: www.etoiledelune.net

Texte écrit par Nathalie Cathala et mis en page par Dominique Cathala en mars 2006


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